Pour commencer, petit rappel des programmes en cours dans ce domaine avec les compétences visées (parce qu’on ne fait pas que s’amuser à faire des expériences sur nos élèves quand même…):
Rédiger un court texte narratif en veillant à sa cohérence temporelle (temps des verbes) et à sa précision (dans la nomination des personnages et par l’usage d’adjectifs qualificatifs), en évitant les répétitions par l’usage de synonymes, et en respectant les contraintes syntaxiques et orthographiques ainsi que la ponctuation.
Améliorer (corriger et enrichir) un texte en fonction des remarques et aides du maître.
La production d’écrit est un domaine très compliqué dans lequel se cumulent les difficultés des élèves. Les productions, en cycle 3, sont souvent difficilement lisibles, tant l’orthographe y est approximative. Les effets d’un travail exigeant sur la vigilance orthographique dès le CP se font sentir chez nos actuels CE2, mais en ce qui concerne les CM, c’est encore très compliqué. Ça l’est d’autant plus que le turnover est assez important dans notre école, et la moitié des élèves est arrivée en cours de scolarité élémentaire.
Par ailleurs, dans ces classes, l’envie de produire est là malgré la difficulté, et on ne peut se « contenter » d’un travail axé sur l’orthographe. La syntaxe, la cohérence, la cohésion, ce qui rend un texte intéressant, …, tout doit être mené de front, avec les difficultés que cela provoque.
Attention, article fleuve... Si vous ne voulez que la séquence sans les commentaires, descendez longtemps jusqu'au bas de l'article!
La découverte d’un article de Thierry Geoffre (Étude du contrôle orthographique d'élèves de CM2. Situations de planification collaborative. Le français aujourd'hui, 181, 47-57, 2013) m’a conduite à tester la pratique du brouillon collaboratif : « Son principal objectif est d’alléger la charge cognitive lors de la mise en texte. La planification se fait en groupes et uniquement à l’oral, les élèves disposent d’un temps d’échange pendant lequel ils doivent planifier ce qu’ils vont écrire. Ce temps d’échange, en autonomie, sans intervention de l’enseignant, est enregistré avec pour exigence que la planification soit clairement énoncée à la fin du temps de travail, sous la forme d’un énoncé oral, au cours des cinq dernières minutes. Cela permet aux élèves de disposer d’une trame narrative, de personnages, dans le respect de la consigne et une construction collaborative. La suite du travail est une reprise en différé de cet énoncé oral, par le biais d’une écoute de l’enregistrement, avant une écriture individuelle. […] Ce dispositif étant inclus dans un protocole de déroulement de la production écrite clairement identifiable par les élèves, il n’est pas une simple aide aux idées. Il est d’ailleurs suivi de plusieurs séances d’écritures, et de réécritures, notamment avec grilles de critères établies collectivement ».
En ce qui concerne notre sujet de production d’écrit, il s’agissait d’écrire à partir d'images séquentielles tirées d’un album sans texte : Le voleur de poule (Béatrice Rodriguez, Autrement Jeunesse). Les 3 images choisies permettent de comprendre le récit, tout en ayant plusieurs interprétations possibles ; elles permettent d’entrer dans les détails descriptifs et dans l’interprétation quant aux sentiments des personnages.
Après présentation des images et des « contraintes » d’écriture (substituts, connecteurs, sentiments évoqués…), les élèves sont répartis en groupes de 3. Les groupes sont hétérogènes, dans le lexique mental à disposition de l’élève comme dans l’imagination, le comportement face au travail ou la personnalité. C’est la coopération, la collaboration qui est visée. Chacun a des qualités à apporter au groupe.
Le seul outil donné aux élèves à ce moment est une liste de connecteurs temporels, logiques et spatiaux, ainsi que la liste des contraintes d’écriture. Un outil pour s’enregistrer était laissé à leur disposition (dictaphone, tablette, smartphone, ordi).
Nous avons laissé la possibilité de s’enregistrer plusieurs fois. C’est à ce moment que les élèves précisent leur récit, entrent réellement dans la narration, le choix des mots… Le jeu de la répétition permet aux élèves de s’approprier des formulations, un lexique qu’ils n’auraient pas employé seuls. Certains élèves ont véritablement conté leur récit, en mettant le ton, insérant du dialogue direct.
Voilà un exemple du 1er et du 2ème enregistrement d’un groupe de CE2 :
Le renard et ses amis
Le renard invita ses amis chez lui, et il prendent le petit gouter et après la poule parle trop, après le renard dit: "J’en ai marre maintenant, je vais la manger ».
Puis après, il escalada le mur entier, les gros rochers. L'ours tomba sur un rocher, il reprit la marche.
Et la poule et le renard se mettaient d'accord, et puis, enfin, tout le monde prena un chocolat chaud, et puis le boiva. |
Le renard et ses amis
Le renard invita ses amis chez lui pour prendre le gouter, et après la poule parle trop, après le renard dit:" J'en ai marre maintenant, je vais te manger toute crue, ça y est!" Puis, ils marchèrent longtemps longtemps, l'ours le lapin et les autres poules courirent après le renard, il parcourut des grosses grosses dunes, des rochers, des gros gros rochers. Et ils se metta d'accord. La poule disa :"On voulait te faire ton anniversaire, petit renard, ne t'inquiète pas! Je ne parlais pas trop, c'était que pour rigoler, hu hu hu!" Et puis on boiva tout le monde un chocolat chaud. |
On voit à l’œuvre ici l’épaississement du « texte », notion chère à Dominique Bucheton (passionnante, écoutez-la, regardez-la, lisez-la !)
« Le travail de réécriture d’un texte amène son auteur à multiplier, complexifier les significations de celui-ci. Pour autant, le texte ne s’allonge pas forcément. Il peut même parfois être plus dense et plus court. Ce travail d’épaississement des significations s’accompagne d’une complexification importante des usages du langage devenant plus souple et polysémique. » (Bucheton D., Refonder l’enseignement de l’écriture, Retz)
La deuxième séance débute par un rappel des critères, puis une écoute du brouillon oral de son groupe par chaque élève, avant de passer à l’écriture d’un brouillon individuel écrit. En fin de séance, une relecture avec différentes focales est menée par l’enseignante, point par point. Chaque élève est invité à observer, marquer sur son texte s’il a respecté les critères en entourant, soulignant… Bien entendu, s’il constate n’avoir pas respecté les consignes, il est encouragé à remédier à ça. L’inspiration, un peu détournée et à perfectionner, vient ici du balisage de texte proposé par D. Cogis et C. Brissaud dans Comment enseigner l’orthographe aujourd’hui (Hatier), encore une bible !
Dans les faits, cette étape de relecture a donné lieu à de bons repérages mais à peu d’autocorrection ou d’amélioration. Les élèves avaient besoin d’accompagnement et d’être outillés davantage pour mener ce travail. Ce sera donc l’objet de la séance suivante.
En ce qui concerne la qualité orthographique de ce premier jet écrit, hum hum… Disons que ça aurait sans doute été pire sans le brouillon oral ! Ce n’est vraiment pas gagné encore… Par contre, les textes présentaient une unité de temps, des connecteurs, une syntaxe correcte, une segmentation correcte pour la plupart.
Ce premier jet a donc été ramassé, ainsi que la grille de critères complétée par l’élève lors du balisage du texte. La correction des productions élèves me pose toujours énormément de soucis. Il est impensable de leur laisser corriger l’intégralité de leurs erreurs orthographiques, syntaxiques, et en plus de leur demander d’améliorer la structure du texte puis ses détails. Si je corrige moi-même l’ensemble des erreurs formelles, pour certains le texte deviendra difficilement lisible ou très rouge… Bref, la correction est toujours un moment de choix difficile : choix de ce que l’on veut travailler, de ce qu’on veut obtenir à l’issue de cette phase, encourager à améliorer et donner des outils et non pas décourager devant une tâche insurmontable…
En général, j’effectue une première lecture de l’ensemble des productions. Une fois encore, je me retrouve bien dans cette citation de D. Bucheton : « Il y a urgence à enfermer son stylo rouge dans la trousse lors de la première lecture d’un texte, pour pouvoir entendre ce que le texte commence à murmurer ! ». Lors d’une seconde lecture, différée, je prends des notes sur les erreurs et éléments à améliorer dans les copies. Ça me permets de choisir ce sur quoi portera le travail collectif d’amélioration, ce qui sera traité en commun car récurrent, et ce qui sera traité individuellement. On n’est pas en situation d’évaluation mais d’apprentissage, il ne faut pas hésiter à apporter des enseignements ; rien ne se construit tout seul.
Cette fois, j’ai pris le parti de laisser le moins de traces possible de mon passage sur l’écrit de l’élève. Ma correction s’est effectuée sous son texte : j’y ai écrit l’ensemble des mots mal orthographiés, comme un dictionnaire personnel, ainsi que des conseils personnels, adaptés aux erreurs fréquentes et aux capacités des élèves (ex : Vérifie que ton texte est coupé en phrases. Vérifie que tu as bien choisi il ou ils…). J’ai également renseigné la grille de critères à l’aide d’un codage (+, -, +-) et d’un petit commentaire au besoin.
La troisième séance a donc d’abord porté sur un travail collectif de recherche de substituts, un rappel de la ponctuation du dialogue, ainsi qu’un point méthodologique sur comment ajouter un passage à son texte. Les élèves ont ensuite d’abord travaillé sur leur brouillon, corrigeant, améliorant, ajoutant des détails. Enfin, ils ont recopié leur production, leur 2ème jet.
Les élèves ont réellement joué le jeu de la révision et ne se sont pas contentés de corriger les erreurs d’orthographe. La grille de critères et le guidage personnalisé par les remarques semblent efficaces.
Sur le fond, il manque chez quasi tous les groupes un élément essentiel du récit, qui correspond à la part d’inférence laissée par les images choisies. La plupart des textes passe d’un état d’affrontement entre les personnages, à un état d’équilibre et de paix, sans expliquer ce revirement. Aucun élève n’a émis l’idée d’une histoire d’amour entre la poule et le renard, la seule explication donnée, par un groupe seulement, étant une blague de celui-ci.
Je voulais proposer aux élèves de réécrire leur texte, en leur demandant de réfléchir à ce qui a bien pu se passer à ce moment.
« Réécrire un texte, ce n’est pas le corriger. Ce n’est pas l’améliorer. C’est le penser et l’écrire à nouveau en poursuivant la réflexion sur le noyau sémantique de départ. C’est le remettre en mouvement sur tous les plans. » (Bucheton D., Refonder l’enseignement de l’écriture)
Dans son ouvrage, Dominique Bucheton propose des dispositifs de réécriture dans lesquels le premier écrit n’est pas disponible à l’élève, et les résultats exposés sont particulièrement intéressants. Je n’ai jamais testé ce procédé, mes collègues non plus. De nouveaux dilemmes se sont donc posés à nous : Faut-il leur laisser leur première version et leur faire écrire seulement le blanc du texte ou leur soustraire ce premier jet ? Faut-il différer cette réécriture ?
Pour réfléchir aux implications de ces choix nous avons rempli ce petit tableau, proposé par Roland Goigoux en formation:
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Qu’est-ce qu’on y gagne (du côté de l’élève, de l’enseignant, des apprentissages) |
Qu’est-ce qu’on y perd (du côté de l’élève, de l’enseignant, des apprentissages) |
Proposition : Faire réécrire le texte avec le 1er jet sous les yeux. |
El : moins couteux, ont la possibilité de seulement remplir les blancs du texte. N’ont pas l’impression de recommencer un travail auquel ils ont déjà consacré du temps. Ont sous les yeux une base orthographiquement correcte. Situation d’auteur davantage réelle. |
Risque de rupture dans le récit, risque d’un récit saccadé, avec un morceau rajouté sans qu’il ne soit vraiment relié au reste. Risque d’enrichissement succinct. Ens : ne voit pas si les apprentissages des séances précédentes sont réinvestis. L’élève risque de ne travailler qu’une partie du texte, alors que l’ensemble pourrait être amélioré avec une réécriture différée. |
Alternative : Faire réécrire l’histoire, sans images et sans texte du 1er jet |
Les élèves font appel à ce qu’ils ont construit dans les séances précédentes (connecteurs, substituts) et peuvent véritablement réécrire leur texte en l‘épaississant. Enseignant peut évaluer la portée de l’enseignement précédent en voyant s’il est réinvestit sans guidage. El peut s’émanciper de son 1er jet et réellement reconstruire une narration plus cohérente. |
Risque que finalement ces textes soient moins riches en connecteurs, substituts. Risque de beaucoup d’erreurs orthographiques. Risque de grosse déception à cet égard. El : Plus difficile de repartir de rien. Peuvent avoir l’impression de refaire un travail sur lequel ils ont déjà passé du temps.
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Ça ne nous a pas aidées à trancher, et finalement nous avons décidé, avec l’enseignante de CE2/CM1 de choisir la première solution, et avec l’enseignante de CM1/CM2 de choisir l’autre. Dans les deux cas, nous avons précisé aux élèves que nous voulions qu'ils inventent ce qu'il se passait pour que les ennemis deviennent amis à la fin.
Le verdict: Sans aucun doute, la réécriture entière a été beaucoup plus intéressante (bon, j'avoue que j'avais envie que ce soit le cas!).
Cette réécriture a eu lieu au moins 15 jours plus tard, et les élèves n'avaient donc que partiellement leur premier texte en mémoire. Ils ont donc pu s'en émanciper, et procéder à une réelle réécriture. Bien plus que dans le cas de la réécriture partielle, ils ont réussi à répondre à la consigne précisée de trouver une justification à la situation finale. Leurs textes sont plus longs, et bien plus intéressants que les premiers.
Je n'ai pas fait d'étude plus poussée, mais les connecteurs ont été réemployés, la description, le dialogue et les sentiments des personnages sont davantage évoqués. Seul l'emploi de substituts semble encore une réelle difficulté à continuer de travailler. En ce qui concerne l'orthographe, pas de différence notable entre les 2 alternatives finalement. C'est mieux, mais là encore il y a beaucoup à faire.
Les deux dispositifs testés (le brouillon collaboratif oral et la véritable réécriture différée) m'ont semblé vraiment pertinents, et à réutiliser régulièrement afin d’en éprouver l’efficacité.
Ce qu’il faut garder comme principe, c’est d’être clair sur les objectifs que l’on souhaite travailler sur telle ou telle production, clair dans notre préparation, et clair pour les élèves. L’utilisation d’une « liste de critères » (le terme ne me plait pas mais je ne trouve pas mieux) permet à cet égard de rendre explicites nos attentes. Pour ma part, j’ai beaucoup de mal à limiter ces objectifs, à les choisir, et j’ai une forte tendance à m’éparpiller et à perdre de vue l’objectif principal de départ.
Enfin, il est important d’outiller les élèves, avant, pendant la production, outils « matériels » ou « réflexifs ». La séance de production d’écrit est une séance d’apprentissage, et cet apprentissage est bien compliqué !